CHAPITRE XXX
La loco-fusée ralentit peu à peu en approchant du lieu de rendez-vous. Le Kid, qui pilotait l’engin rapide vit arriver la pancarte qui annonçait le kilométrage 4051 du Viaduc transbanquisien. Il n’avait plus qu’à rouler lentement, approximativement jusqu’au kilomètre 4060. Depuis la veille la circulation sur le Viaduc était interdite entre le kilomètre 3800 et le kilomètre 4300 pour une durée de vingt-quatre heures. Motif : manœuvres militaires couvertes par le secret.
Ils approchaient d’une très ancienne station retrouvée sur le tracé du réseau primitif construit dans les années 2100 environ, puis abandonné lorsque la banquise s’était fracturée au cours du siècle suivant. Des courants d’eau chaude avaient dérivé, des volcans étaient nés au fond du Pacifique et de grandes mers intérieures avaient réapparu. De grands lacs plutôt.
La loco-fusée stoppa et le Kid enfila sa longue pelisse en peau de loup argenté qui balayait la glace quand il marchait sur ses jambes courtes. Il s’approcha du rebord en glace du Viaduc et contempla la petite station, tout en bas de la pile, sur une sorte d’îlot de banquise. Quatre wagons regroupés autour de quatre rails qui apparaissaient encore. On avait retrouvé le journal administratif, des objets usuels, un système de téléphone, quelques aliments bien conservés, et les archéologues avaient accouru.
Les ouvriers du chantier travaillant au Viaduc n’aimaient pas ces vestiges du passé, les soupçonnaient de receler des forces maléfiques, les accusaient d’être les témoignages d’un échec et disaient qu’un jour viendrait où le Viaduc également serait abandonné, parce que trop dangereux. Du coup leur travail prodigieux en serait déconsidéré aux yeux des générations futures. Seul le Kid osait proclamer que le Viaduc durerait assez longtemps pour atteindre l’an 3000.
— Doj ?
La petite fille accourait dans sa combinaison ultra-perfectionnée, le visage protégé par une cagoule transparente en matière souple.
— Doj.
Elle l’avait appelé ainsi dès le premier jour, dès qu’elle l’avait vu dans cette institution de sourds et muets où on l’avait placée ne sachant trop que faire d’elle. On l’avait trouvée dans le corps d’une baleine volante abattue par erreur parce qu’on l’avait confondue avec un dirigeable rénovateur. Et tout de suite avait éclaté le coup de foudre entre le Gnome et l’enfant.
— Viens voir la station en bas. Mais fais attention. Il y a cinquante mètres en dessous… Tu vois les anciens avaient placé les rails directement sur la banquise tandis que Doj, lui, a fait construire ce pont immense qui n’en finit pas et qui un jour atteindra l’autre continent. Enfin je l’espère, ajouta-t-il à voix basse.
Il ne savait même pas ce que signifiait Doj. Il ne le saurait peut-être jamais. Dès leur retour à Titanpolis les grandes ombres menaçantes étaient revenues planer sur la cité, et il avait compris que la population l’accusait de provoquer ces apparitions fantastiques.
Alors il avait demandé à la petite fille de faire part à ses amis, les Hommes-Jonas, qu’il acceptait de la leur rendre. Rewa avait hésité deux jours avant de le faire et il trouvait extraordinaire qu’une enfant si jeune prenne le temps de réfléchir à son destin.
Les Hommes-Jonas lui avaient fait parvenir leur réponse par une voie mystérieuse, un message écrit qui précisait l’endroit et la date du rendez-vous. Ils acceptaient que Glinda accompagne provisoirement l’enfant, et décideraient plus tard avec elle de l’opportunité de poursuivre l’expérience.
— Doj… Je reviendrai.
— Bien sûr, dit-il en fixant les rails qui s’enfonçaient dans l’horizon comme autant de flèches, ne formaient plus qu’un point noir à des kilomètres.
— Tu ne me crois pas mais je reviendrai.
Il sourit. C’était lui qui avait pris la décision pour faire taire les rumeurs, pour garder le pouvoir, pour continuer à diriger cette Compagnie. Dix-huit ans auparavant tout avait commencé à cause d’un enfant. Un enfant qui n’était pas le sien légalement. Il devait le protéger, le sauver et il avait commencé par acheter une toute petite compagnie, la Snow Company. Et puis il avait trouvé à racheter les actions de cet immense territoire. Il était parti seul à bord d’une infâme loco pour explorer le vieux réseau. L’épouvante ne l’avait pas quitté durant des jours et surtout des nuits. Et puis une nuit, il avait découvert une sorte de monstre énorme qui se dressait juste en bout de l’ancienne voie ferrée et écumait un feu rageur. Il avait failli faire demi-tour avant de découvrir à l’aube que c’était un fantastique volcan. Tout de suite il avait compris quel parti il pourrait en tirer dans cette Concession énorme de cent millions de kilomètres carrés. Un volcan dans un monde glacé c’était surtout la chaleur puis la lumière. Il l’avait baptisé Titan et juré qu’il construirait à proximité une ville cristalline et pure. L’enfant c’était Jdrien, le jeune Messie des Roux, mais il ne le savait pas encore et il l’aimait comme son fils.
Il avait pensé recommencer la même aventure avec la petite fille blonde Rewa, trouver en elle la volonté de poursuivre encore quelques années son œuvre et il devait la renvoyer vers les siens pour se protéger, protéger son entreprise hors du commun.
— Voilà Solina.
Ils avaient cru que c’était le nom de la baleine abattue où l’on avait trouvé Rewa, mais il semblait que ce fût un nom générique.
Jamais il ne devait oublier l’apparition de l’animal qui planait sur la gauche venant du Nord, à trois cents mètres environ, et qui lentement effectuait une grande boucle. Comment avait-on pu confondre l’une de ces baleines volantes avec un dirigeable ? L’énorme queue frémissait sur un rythme rapide et de temps en temps les nageoires se déployaient pour maintenir une certaine vitesse.
Glinda sortit de la loco-fusée avec les quelques bagages qu’elle avait décidé d’emporter, mais le Kid savait qu’elle devrait vivre nue dans le corps de l’animal et que sa pudeur habituelle en serait choquée. Dès le départ elle aurait du mal à s’intégrer. Il y aurait aussi les contraintes d’une vie confinée dans les cellules dispersées dans tout le corps, réunies par des couloirs cylindriques. Jadis Lien Rag lui avait détaillé la vie journalière des Hommes-Jonas. Jusqu’à l’alimentation que des filtres puisaient dans le sang riche du cétacé.
Il trouva sa compagne touchante avec ses trois ou quatre bagages à main, sa toque de fourrure en haut de ses cheveux nattés et regroupés en chignon, son visage placide derrière la cagoule. Elle aurait suivi Rewa n’importe où et il allait perdre sa seule amie, la seule personne capable de l’écouter des heures sans l’interrompre ou le désavouer. Ils s’étaient connus durant la guerre contre les Panaméricains et depuis elle ne l’avait jamais quitté.
— J’ai trouvé une fille pour s’occuper de toi. Tu verras quand tu rentreras, dit-elle soudain. Elle t’admire beaucoup et je pense que tu pourras compter sur elle pour beaucoup de choses. Pour presque tout.
Il ne put retenir un sourire.
— Merci, Glinda.
La baleine perdait de l’altitude, frôlait le Viaduc et Président Kid frémissait à la pensée que ce corps énorme de plusieurs centaines de tonnes, peut-être six ou sept cents, pouvait, sans même s’en rendre compte, fissurer plusieurs piles, faire s’écrouler le tablier, mais le cétacé était d’une agilité peu commune et ce fut à quelques centimètres de la rambarde qu’il immobilisa son corps noir couturé de profondes cicatrices, constellé d’étranges ronds plus clairs, dus, disait-on, aux suçoirs des calmars géants, des parasites aux tests plus ou moins larges.
Sur la bosse il distinguait la première cellule en part encastrée dans la masse, la seule qui communiquait directement avec l’extérieur. Une silhouette apparut, un homme entièrement nu, au corps huileux comme celui d’une otarie ou d’une loutre de mer. La baleine descendit légèrement pour qu’il se trouve exactement à leur hauteur.